Libérer l’avenir avec le revenu d’existence
A l’instar du vote sur le traité constitutionnel européen et de la révolte des jeunes de banlieue, les manifestations contre le Contrat Première Embauche témoignent d’un rejet pluriel. Rejet du libéralisme économique, rejet de la précarité, rejet de la flexibilité érigée en dogme économique fondamental. Le CPE cristallise une peur des jeunes de voir leur avenir leur échapper. Si les étudiants sont dans la rue, ce n’est pas pour lutter contre une réforme inique du gouvernement mais pour dire « non » à la précarité qui les ronge. Contre la fragilité et la peur des lendemains qui déchantent, des solutions existent : parmi elles, le revenu d’existence.
PRECAIRE adj. (lat. precarius, obtenu par prière). 1. Qui n’a rien de stable, d’assuré ; incertain, provisoire, fragile. Santé précaire, Travail précaire 2. Qui existe par autorisation révocable. Poste précaire
La définition du Petit Larousse semble étrangement familière. Et pour cause, en lançant le Contrat Nouvelle Embauche (CNE) en juin dernier et le CPE il y a quelques semaines, le gouvernement a lancé le pari réaliste de créer quelques dizaines de milliers d’emplois en accentuant la précarité sur le marché du travail. Personne ne contestera à Dominique Galouzeau de Villepin la volonté d’agir. On ne combat pas le chômage par l’immobilisme. Mais, en utilisant la flexibilité comme principal moyen de créer de l’emploi, le Premier ministre a oublié l’essentiel : on ne gouverne pas contre un peuple inquiet. Si Villepin rappelle que les marchés du travail anglais ou danois sont basés sur le principe de flexibilité, il ne faut pas oublier que la précarité est relative dans ces pays car le taux de chômage y est minime (Grande-Bretagne) et/ou que les allocations chômage sont extrêmement généreuses (Danemark). Notre pays n’entre pas dans ces critères. Si le budget consacré à l’emploi a baissé de trois milliards et demi d’euros en quatre ans[1], l’utilisation de la flexibilité crée manifestement plus de stress social que d’emplois.
Un salaire garanti et inconditionnel pour tous
Mais alors que faire ? Comment réduire le chômage et éradiquer la pauvreté ? La réponse tient en deux mots : revenu d’existence. Pour rendre la confiance aux citoyens et créer de la paix sociale, il faut instaurer un revenu garanti et inconditionnel. Fixé environ à 650 euros par mois pour les plus de 18 ans et à 150 euros par mois pour les mineurs, le revenu d’existence est un pécule donné à chacun sans contrepartie de travail. Conçu par le monétariste Milton Friedman dans les années 70, le revenu d’existence a été repensé par de nombreux philosophes et économistes, notamment André Gorz, Alain Lipietz ou Yolland Bresson. Calculé proportionnellement au Produit Intérieur Brut, il est partiellement ou totalement imposable suivant les revenus du travail de chacun. Autrement dit, si la rémunération d’un individu est élevée, le revenu d’existence sera repris quasiment intégralement par l’impôt.
Le revenu d’existence n’est pas un RMI
Le revenu d’existence se différencie du revenu minimum d’insertion (RMI) sur plusieurs points : si le RMI est accordé temporairement et sous conditions, le revenu d’existence est inaliénable. On le touche de la naissance à la mort. Ensuite, alors que le revenu d’existence est accordé individuellement, le RMI est délivré au foyer, ce qui peut engendrer des problèmes de répartition au sein des ménages. Par ailleurs, le RMI peut inciter à la fraude : en jouant sur le total d’heures travaillées et le montant des allocations chômage, le montant du RMI sera plus ou moins élevé. Pour sa part, le revenu d’existence est fixé de manière stable par rapport au PIB. Il n’y a donc pas de mauvais calcul possible. Enfin, à la différence du RMI, le revenu d’existence ne stigmatise pas ses allocataires. Fini les petites phrases assassines du style : « Les Rmistes, ils vivent sur le dos de la société !» ou encore « C’est nous qui les faisons vivre ! » Si l’argent accordé aux chômeurs est bien le prix de l’exclusion sociale qu’ils subissent quotidiennement, le revenu d’existence ne souffre d’aucune contestation. Que l’on soit PDG de Total ou chômeur en fin de droit, on touche le même montant. Mais à la différence du chômeur, le PDG rendra la quasi-totalité de son revenu d’existence via l’impôt. Ainsi, l’instauration du revenu d’existence permettra la suppression du RMI – et des allocations chômage – qui deviendront inutiles.
Une avancée sociale exceptionnelle
Dans le contexte actuel, les avantages sociaux d’un tel revenu sont innombrables. En France, alors que la richesse est chaque jour plus importante, les chiffres de la misère sont désastreux : 100.000 sans logis[2], 3 millions de mal logés[3], 1,24 million Rmistes[4], 2,639 millions chômeurs[5], entre 1,2 et 3,5 millions de travailleurs pauvres[6], au moins 1 million d’enfants sous le seuil de pauvreté[7]… La mission première du revenu d’existence est de supprimer cette précarité. 650 euros par mois et par personne ne permet pas de vivre dans le luxe et la volupté mais cela donne à chacun un minimum décent. A l’heure des « welcome bonus » et des « golden parachutes », fournir à tous de quoi se nourrir, se loger et se vêtir n’a rien de scandaleux.
Pour en finir avec le travail subi
De plus, le revenu d’existence a le mérite de libérer l’individu du travail subi. Les contraintes matérielles de la vie obligent de nombreuses personnes à accepter des travaux difficiles. Travail à temps partiel, flexibilité désintégratice, heures supplémentaires non souhaitées ou non rémunérées, tâches ingrates… Le revenu d’existence rompt avec cette soumission de nombreux salariés aux travaux pénibles puisqu’il laisse à chacun de quoi vivre dignement. En outre, il permet de se réaliser autrement que par le travail. Les sociétés occidentales reposent encore sur des valeurs bassement matérialistes. Chez nous, celui qui réussit, c’est celui qui dispose de la plus grande fortune, de la plus belle voiture et du métier le plus gratifiant. Mais n’y a-t-il pas d’autres manières de s’épanouir ? Les activités artistiques, culturelles, sportives, pédagogiques, citoyennes, associatives ne sont-elles pas aussi valorisantes et productrices de lien social ? Si ! Et pourtant aujourd’hui, ces secteurs ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Le revenu d’existence permet de conforter ces activités. Il est donc synonyme de nouvelles libertés : s’il est institué, chacun pourra désormais gérer sa vie comme il/elle l’entend, de décider quel temps consacrer au travail, à la famille, aux amis…
De plus, le revenu d’existence diminue drastiquement le stress sociétal, il est convivial et ne correspond à aucune idéologie, si ce n’est celle de l’humanisme. La certitude de disposer d’un revenu garanti incite à plus d’altruisme et de lien social. Dès lors que les arrières économiques de chacun sont garantis, il devient vain de lutter contre le CPE ou contre toute réforme cherchant à réduire le chômage. A la flexibilité éventuellement accrue du marché du travail répondra la possibilité pour tous de vivre sa vie pleinement.
Gagnant - gagnantMais le revenu d’existence ne comporte pas uniquement des avantages sociaux. Economiquement, c’est également une réforme de salut public pour trois raisons. D’abord, il permet un allègement du coût du travail. L’instauration progressive du revenu d’existence sera compensée par une stagnation, voire une diminution des salaires, de sorte que entrepreneurs et salariés se retrouvent gagnants. De plus, le gain en pouvoir d’achat des catégories les plus fragiles permettra une légère hausse de la consommation et des investissements, ce dont l’ensemble de la société profitera, au moins provisoirement. Enfin, le revenu d’existence trouve un prolongement heureux en terme d’aménagement du territoire dans la mesure où il peut inciter certains urbains à retourner à la campagne, où la vie est globalement moins chère. Cette valorisation du territoire peut ainsi redonner du dynamisme à des régions économiquement et démographiquement en perte de vitesse.
Assistanat ? Paresse ? Que nenni !
Malgré ces avantages, l’instauration d’un revenu garanti et inconditionnel fera naturellement des sceptiques. On ne met pas en place des réformes révolutionnaires sans susciter doutes et interrogations. Parmi les critiques, on retrouvera certainement celle de l’assistanat et de l’incitation à la paresse. Cette attaque peut être écartée d’un revers de la main par plusieurs arguments. D’abord, il ne faut pas oublier que le revenu d’existence reste modeste. Comment vivre en effet seul à Paris avec 650 euros par mois sans mener un train de vie sobre et économe ? Le bénéficiaire aura donc intérêt à trouver un travail pour augmenter ses revenus et jouir d’un niveau de vie plus élevé. Par ailleurs, le revenu d’existence est calculé proportionnellement au Produit Intérieur Brut. Cela signifie que, si du jour au lendemain, la moitié des 27 millions d’actifs français cessent de travailler pour se contenter du revenu d’existence (hypothèse hautement improbable), le PIB chuterait drastiquement… comme le revenu d’existence. Ainsi, la baisse d’activité pénaliserait en premier lieu ceux qui, refusant de participer à l’effort collectif, se seraient satisfaits du seul revenu d’existence. De toute façon, la valeur du revenu d’existence reste arbitraire : si le montant fixé pour ce revenu garanti est vraiment désincitatif, on peut envisager de le baisser de 50 euros par exemple. En outre, comme le revenu d’existence se cumule avec tout autre revenu, il évite l’effet de seuil de la protection sociale, selon lequel, en dessous d’un certain niveau de salaire, il vaut mieux ne pas travailler pour éviter de perdre le bénéfice de son assistance. Enfin, rien n’interdit d’assortir le revenu d’existence à un service civique ou à d’autres activités socioculturelles. Il serait dommage en effet qu’une si belle réforme soit souillée par une augmentation exponentielle de l’audimat de la Star’Ac ou du Loft.
Rien d’utopique, le revenu d’existence est finançable
La critique principale du revenu d’existence sera sans doute d’ordre économique. Comment financer un projet aussi ambitieux ? A cet instant de la démonstration, j’invite le lecteur à se munir d’une calculatrice. Calculons d’abord le coût du revenu minimum d’existence. Sachant que 62 millions de Français peuplent notre beau pays et qu’environ trois quart de la population est majeure, nous pouvons estimer à trente-deux milliards d’euros par mois le coût du revenu d’existence (650 euros * 46 millions de majeurs + 150 euros * 16 millions de mineurs = 32 milliards d’euros). A ces trente-deux milliards, il faut retirer l’argent repris par l’impôt sur le revenu d’existence, aux travailleurs actifs. En effet, si un individu gagne 1.500 euros par mois par exemple, l’Etat lui reprendra 85 ou 90% du revenu d’existence qu’il lui a accordé. Si ce même individu obtient une augmentation et reçoit désormais 2.500 euros, l’Etat lui reprendra 95% du revenu garanti qu’il lui aura accordé. Les travailleurs rémunérés (salariés, employés, cadres, patrons…) sont environ 27 millions en France[8]. Mais pour prendre en compte les salariés risquant d’arrêter leur activité professionnelle avec l’instauration du revenu d’existence et les revenus d’existence minorés accordés aux travailleurs pauvres, comptons seulement 22 millions de travailleurs (650 euros repris par l’impôt * 22 millions de travailleurs = 14 milliards d’euros ; 32 milliards d’euros – 14 milliards d’euros = 18 milliards d’euros). Pour financer le revenu d’existence, il faut donc trouver 18 milliards d’euros par mois. Comment procéder ? Dans un premier temps, il convient de soustraire l’argent économisé par la suppression du RMI et des allocations chômage, devenus inutiles. Ces dernières étant en moyenne d’environ 1.000 euros, le calcul est le suivant : (433 euros de RMI * 1 million 200 Rmistes + 2 millions 600 chômeurs * 1.000 euros d’allocation chômage = 3 milliards d’euros ; 18 milliards d’euros – 3 milliards d’euros = 15 milliards d’euros). Nous voilà maintenant avec 15 milliards d’euros à trouver tous les mois pour financer le revenu d’existence. En diminuant les budgets des allocations de rentrée scolaire, des allocations familiales, des cotisations retraites et des allocations logement (l’instauration du revenu d’existence ne nécessitera plus d’avoir des allocations si élevées), on peut économiser encore 5 milliards d’euros par mois. Il ne nous reste plus que 10 milliards à trouver chaque mois, auxquels il faut retirer un milliard d’euros sauvés sur les frais de gestion du système existant (calculer les montants des RMI et des allocations prend du temps… et de l’argent par l’intermédiaire du salaire des fonctionnaires ; avec la suppression du RMI et des allocations chômage, la bureaucratie sera moins influente et la France pourra économiser un milliard mensuellement). Neuf milliards d’euros, ce sont les fonds que l’on doit trouver pour financer le revenu d’existence. Or, neuf milliards d’euros, c’est exactement le surplus mensuel que la France gagnerait si ses prélèvements obligatoires étaient du niveau de ceux de la Suède. La France a un taux de prélèvement obligatoire de 44%, la Suède de 51%[9]. Si la France taxait sa richesse à 51%, elle toucherait 112 milliards d’euros supplémentaires par an, soit un peu plus de 9 milliards d’euros supplémentaires par mois (1.600 milliards d’euros de PIB français * 51% – 1.600 milliards d’euros de PIB français *44% = 816 milliards d’euros – 704 milliards d’euros = 112 milliards d’euros).
Bref, ce long et laborieux paragraphe permet d’affirmer, qu’en taxant davantage les activités polluantes, les combustibles fossiles, les transactions immobilières et financières, la publicité et les très hauts revenus, on peut financer le revenu d’existence. Tout est question de volonté politique et de priorités d’action publique. Si l’on considère que la diminution (voire la suppression) de la pauvreté et que l’épanouissement des individus soient des objectifs à atteindre, il faut instaurer progressivement le revenu d’existence. La réforme peut être mise en place le temps d’un mandat présidentiel complet (cinq ans) pour que chacun puisse s’y adapter en douceur.
Et la compétitivité dans tout ça ?
Enfin, dernière critique éventuelle : le revenu d’existence plombera la compétitivité du pays. Il est vrai que l’instauration d’un revenu garanti et inconditionnel freinera sans doute l’activité productrice au profit d’activités tertiaires. Tant mieux ! Les ressources limitées de notre monde fini nous obligent de toute manière à rompre avec le productivisme. Croire que l’on va pouvoir continuer à croître indéfiniment, comme on le fait depuis le début du XXe siècle, relève au mieux de l’ignorance, au pire du cynisme. Disparition des ressources fossiles, dérèglement du climat, pollution de l’air et de l’eau, épuisement des sols, multiplication des catastrophes météorologiques… Il est temps de changer de modèle de développement. Il est temps de passer d’un modèle orienté sur l’accroissement du revenu à un modèle basé sur le respect de l’environnement et l’épanouissement de chacun. Et le revenu d’existence peut nous aider à franchir ce cap. Par ailleurs, il n’est pas besoin de rappeler qu’un taux de prélèvement obligatoire élevé n’est en rien synonyme de baisse d’activité ou de fuite fiscale. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les performances des pays nordiques où les taux de prélèvement sont les plus élevés d’Europe. Comme le dit Jean-Paul Fitoussi, directeur de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques : « Les régimes nordiques ont opté pour un système de protection sociale très généreux et cela n’a pas affecté leurs performances économiques, au contraire. Donc, je crois que la question du système de protection sociale et de son degré de générosité est davantage une question politique qu’une question économique. La France pourrait les imiter. […][10] »
Reconstruire l’espérance
Evidemment, le revenu d’existence ne peut prétendre à lui seul guérir tous les maux dont souffre la société. Pour autant, il constitue un des fondements essentiels des réformes à entreprendre. Seuls deux pays (plus l’Alaska) ont pour le moment instauré un revenu d’existence, le Brésil en 2004 et l’Afrique du Sud en 2005. S’il est trop tôt pour tirer un jugement sur l’instauration du revenu d’existence dans ces pays, les premiers échos sont largement positifs. En France, plusieurs militants des Verts, Yves Cochet en tête, souhaitent instaurer un tel projet. Christine Boutin, candidate à la présidentielle de 2002 et membre de l’UMP, plaide également pour sa mise en place mais à un niveau moindre (330 euros pour tous). Il faut donc faire preuve de pédagogie et de patience pour expliquer les tenants et les aboutissants du revenu garanti et inconditionnel. Si le revenu d’existence trouve un écho dans l’opinion publique, nos gouvernants seront contraints d’en tenir compte et de le mettre en place. Il n’y aura alors plus besoin de rappeler le sens du mot « précarité »…
Samuel Duhamel
[1] 16,75 milliards d’euros en 2002 contre 13,17 milliards en 2006 (Source : ministère de l’emploi)
[2] Fondation Abbé Pierre – mars 2002
[3] Fondation Abbé Pierre – mars 2002
[4] Caisse nationale des allocations familiales –septembre 2005
[5] Bureau International du Travail – janvier 2006
[6] Observatoire de inégalités – juin 2005
[7] Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion social – février 2002
[8] INSEE - 2005
[9] Sénat français - 2004
[10] Janvier 2006
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