Pour le reste l’ancien député de Carmaux se veut intransigeant. Quand certains à l’extrême gauche voient en lui un élu trop prudent et calculateur (Guesde, Vaillant, Lafargue) Jaurès s’emporte : « Oui, je suis réformiste car la réforme, c’est l’œuvre commençante de la révolution. Je ne suis pas un modéré, je suis […] un révolutionnaire. » Pourtant, les disputes avec les collectivistes[1] ont souvent été violentes. Différences de stratégie pour aboutir à la révolution, degrés de radicalité diverses dans l’échelle du socialisme, visions opposées dans l’affaire Dreyfus… Tout ou presque semblait les opposer. Mais quand on lui parle de ses dissensions au sein du socialisme français au tournant des XIXe et XXe siècle, Jaurès rigole : « Je suis toujours surpris de voir à quel point les journalistes dramatisent des différences de point de vue au sein des partis politiques. Dès qu’on sort du rang, dès qu’on soumet une idée neuve, on nous reproche de mettre le bazar, de mettre l’unité du parti en danger. Adhérer à un parti, c’est se reconnaître dans son idéal. Ensuite, il y ait des débats contradictoires, des oppositions, c’est normal. C’est même signe de bonne santé intellectuelle. »
Quatre-vingt-quatorze ans après sa mort, Jaurès est donc en forme. Au paradis, il continue d’agir sans question, ni repos : il enchaîne les discours, écrit dans son journal L’Humanité d’après, raconte la Révolution française à Voltaire et à Rousseau, continue à défendre Dreyfus et à imaginer de magnifiques plaidoyers pour des dirigeants qu’il n’apprécie pourtant pas (Louis XVI, Pol Pot, Mao…). Mais Jaurès ne fait pas tout tout seul pour autant. Sa confiance en l’autre est presque naturelle. Là où la gauche contemporaine fuit les ouvriers et les employés à grandes enjambées, Jaurès s’en rapproche avec malice. « Pour moi, c’est la classe prolétarienne qui est la vraie classe intellectuelle. Ce sont les prolétaires qui, les premiers, ont compris que l’ordre capitaliste n’était pas tenable, que c’était un désordre, que c’était la haine, la convoitise sans frein, la ruée d’un troupeau qui se précipitait vers le profit et qui piétinait des multitudes pour y parvenir. Ce sont eux les premiers qui ont voulu l’avènement du socialisme. Alors, pourquoi s’en détacher et ne pas les écouter ? »
Socialiste il est, socialiste, il n’a pas toujours été. Mais Jaurès s’assume. Passionné par Danton et par la révolution bourgeoise de 1789, admiratif du réformisme de Gambetta, il ne s’est orienté vers le socialisme qu’à la trentaine. « Comme beaucoup, je percevais les socialistes comme des agitateurs irréalistes. Et puis, la misère humaine m’a sauté au visage avec le massacre de Fourmies[2] et la grande grève de Carmaux[3]. Dès lors, je n’avais qu’un seul but : améliorer, simplifier, adoucir la vie de mes concitoyens, de tous mes concitoyens. Car le socialisme ne s’intéresse pas à la seule classe des ouvriers. Il veut fondre les classes dans une organisation du travail qui sera meilleure pour tous. Le socialisme, c’est l’humanité toute entière, en tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété et à la liberté, à la lumière et à la joie.» Pour rallumer tous les soleils, Jaurès a des idées : impôt progressif, éducation publique et gratuite, fin du travail des enfants, abolition de l’héritage, nationalisations des industries de transport…
De l’anti-capitalisme en somme. « Et alors ? On ne peut pas être humaniste et capitaliste ! Aujourd’hui, l’anti-capitalisme est mal perçu. Mais, comment réduire la crise sociale mondiale et les inégalités sans sortir du capitalisme. De même qu’en 1789, le peuple et la bourgeoisie se trouvèrent unis pour abolir les privilèges nobiliaires et les abus féodaux, de même,[…] le peuple et la bourgeoise doivent s’unir[aujourd’hui] pour abolir les privilèges capitalistes. »
De son vivant, l’élu de Carmaux n’aura jamais connu l’idéal pour lequel il s’est battu toute sa vie. Sauvagement assassiné par un jeune militant ultranationaliste, Raoul Villain, il n’en veut même pas à la justice française de n’avoir jamais condamné son meurtrier[4]. « Mon seul regret, c’est de n’avoir pas réussi à avoir empêché le conflit. Ironie de l’histoire, c’est moi, le pacifiste absolu, qui ai été le déclencheur de la Première Guerre Mondiale. Mes camarades socialistes ont eu une mauvaise lecture de ma mort. Ils ont cru qu’en adoptant une attitude belliciste, ils me vengeraient. Mais la seule chose qui pourrait me venger aujourd’hui, c’est l’avènement d’une société plus juste, tournée vers l’Homme et non pas vers l’argent, une société à l’écoute d’elle-même, une société qui sait dire stop aux immondices du capitalisme. Le courage, c’est de comprendre ce [système] et d’aller vers l’idéal ! » Pour l’Humanité ? Sans doute !
Samuel Duhamel
NB : les citations en gras et en italique sont celles de Jaurès, les autres ne sont que pure invention... mais respectent quand même un semblant de réalite !
[1] Groupe de marxistes, dirigé par Jules Guesdes, qui refusent la participation de socialistes aux gouvernements bourgeois de la IIIe République. Ce groupe deviendra le Parti Ouvrier français en 1880.
[2] La fusillade de Fourmies s'est déroulée le 1er mai 1891. L’armée tire sur des grévistes pacifiques tuant neuf personnes et faisant au moins 35 blessés
[3] En 1892, Jaurès soutient les mineurs en grève qui protestent contre le renvoi de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, pour le seul motif qu’il est… maire et responsable syndical.
[4] Raoul Villain est jugé en 1919, alors que la France vient de gagner la Guerre. Les jurés considèrent alors que si Jaurès, le pacifiste, avait été écouté, la France aurait perdu le conflit. Son assassin, belliciste en 1914, est donc acquitté. La famille Jaurès devra payer les frais du procès.