Lors de la création du monde, les dieux grecs demandèrent à Prométhée et Epiméthée d’accorder à chaque race des qualités suffisantes pour assurer l’équilibre de la Terre. Epiméthée se chargea de cette tâche. Il donna à chaque animal un atout pour pouvoir échapper à d’éventuels prédateurs. Certains furent créés lents mais imposants, d’autres petits mais rapides, d’autres encore vulnérables mais incomestibles. Mais lorsqu’il dût équiper l’espèce humaine, Epiméthée avait déjà distribué toutes les facultés que les dieux lui avaient confiées. Pour rattraper l’oubli de son frère, Prométhée alla voler le fer à Athéna et le feu à Zeus et les donna aux Hommes. Faute de capacités physiques, la faculté de l’Homme sera désormais dans l’ingéniosité et le savoir-faire technique.
Mais le vol du fer et du feu provoqua la colère de Zeus. Pour se venger de Prométhée, Zeus l’enchaîna au mont Caucase où son foie fut dévoré chaque jour par un aigle.
Et pour se venger d’Epiméthée, coupable d’avoir laissé l’Homme sans défense, Zeus créa Pandore, une femme sublime, généreuse et intelligente. Avant de l’envoyer sur Terre, il donna à la jeune femme une boîte qui contenait tous les maux de l’Univers comme la guerre, la famine ou le vice. Au fond de la jarre, cachée par la folie et la misère se trouvait une qualité que Zeus avait laissée là par erreur : l’Espoir. Lorsqu’elle arriva sur Terre, Pandore tomba éperdument amoureuse d’Epiméthée qui l’épousa malgré les avertissements de sa famille. C’est alors que Pandore ouvrit la boîte de Zeus et laissa échapper sans le savoir tous les maux de la Terre. Lorsqu’elle se rendit compte de son erreur, elle referma la boîte ; trop tard, seul l’Espoir demeura au fond.
Depuis lors, les Hommes en voulurent à Epiméthée, coupable d’avoir épousé la femme dispensatrice de tous les maux, et portèrent en héros Prométhée, libéré du mont Caucase par Héraclès. Ils organisèrent leur société autour du mythe prométhéen : désormais sera considéré comme progrès toutes les inventions permises par le fer et le feu. C’est dans l’accumulation de ces choses construites que l’Homme se réalisera. Très vite pourtant, une minorité douta de l’intérêt de cet objectif commun : pourquoi vouloir entasser toutes ces choses façonnées par la main de l’Homme ? La destruction de la nature pour la construction des biens humains est-elle vraiment salutaire ? N’y a-t-il pas un objectif de société plus noble ?
Et cette minorité se rappela de ce qu’avait fait Epiméthée : dans leurs yeux, il n’était pas celui qui avait oublié les Hommes mais celui qui avait cherché l’équilibre de la nature, il n’était pas l’époux de la semeuse de violence et de misère mais le mari de la gardienne de l’Espoir, il n’était pas celui qui cherchait à avoir plus mais celui qui perdit son âme par amour d’une femme. Epiméthée a défendu par ses actes un mode de vie différent basé sur un respect de l’environnement, l’amour du prochain et l’espoir d’un autre monde. C’est en cela qu’Ivan Illich fut un épiméthéen [1]. C’est en cela qu’Ivan Illich fut l’un des plus grands penseurs de notre temps.
Ivan Illich est né en 1926 à Vienne dans une famille qui dût déménager plusieurs fois, victime de l’antisémitisme du prince Paul de Yougoslavie puis de l’Allemagne nazie. Il étudia la théologie et la philosophie à Rome et devînt prêtre. Après cinq ans passés à New York dans une petite paroisse, il codirigea l’université catholique de Porto-Rico de 1956 à 1960. Il quitta son poste suite à un différend avec un évêque qui militait contre le port du préservatif. Illich fut d’ailleurs souvent en porte-à-faux avec les dogmes de l’église traditionnelle tant et si bien qu’il abandonna la prêtrise en 1969.
Cosmopolite et polyglotte (il apprit l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol mais aussi le tagalog, l’ourdou, l’hindi et le japonais), Illich créa le centre interculturel de documentation à Cuernavaca au Mexique en 1966. Via cet espace de formation, il voulait acquérir une influence suffisante pour convaincre le pape Jean XXIII de ne pas envoyer d’ecclésiastiques occidentaux en Amérique du Sud, craignant les conséquences d’une telle colonisation des pensées.
Auteur d’une vingtaine de livres critiques sur l’état du monde dans les années 1960-1970, Illich était un radical humaniste. Radical en cela qu’il s’est montré l’ennemi de toutes les certitudes, rejetant des institutions jugées salutaires par tous comme l’école, l’hôpital ou la voiture. Humaniste en cela que sa vie était toute entière tournée vers l’autre et n’avait d’autre but que de faciliter l’existence de chacun dans un souci d’équité, de justice et de partage.
Inventeur des concepts de « monopole radical » et de « contre-productivité », il a montré en quoi les organisations modernes, lorsqu’elles atteignent un seuil critique, s’érigent en obstacles de leur propre fonctionnement : ainsi la médecine nuit à la santé plus qu’elle ne la préserve l’école abêtit plus qu’elle n’élève, la vitesse fait perdre du temps, les communications empêchent le véritable échange…
Père de l’écologie politique au même titre que Jacques Ellul, André Gorz ou René Dumont, Illich a réussi sa vie durant à être en adéquation avec la rigueur de sa pensée. Son œuvre nous incite à quitter le confort relatif de la société industrialisée pour entrer dans une ère nouvelle, celle de la convivialité. Une ère où l’argent perd de sa valeur et où le contact humain devient l’élément clé de l’organisation de la société. Une ère où la production et l’accumulation ne sont plus érigées en objectifs ultimes mais où la poursuite d’une vie authentiquement humaine sur Terre pour aujourd’hui et pour demain devient le but recherché.
Illich est mort en 2002, à l’âge de 76 ans, des suites d’une tumeur qu’il a volontairement choisi de ne pas opérer et qu’il garda plus vingt ans. Il est parti dans son sommeil [2], heureux et apaisé. Il nous laisse une œuvre d’une richesse incomparable, semblable à la boîte de Pandore, en cela qu’elle ne contient qu’une chose : l’Espoir. C’est aussi en cela qu’Illich est le nouvel Epiméthée.
Samuel Duhamel
[1]Lire Illich l’épiméthéen par Dominique Michel ici.
[2]Lire le texte de Jacques Dufresne, La mort d’Ivan Illich ici.
Mais le vol du fer et du feu provoqua la colère de Zeus. Pour se venger de Prométhée, Zeus l’enchaîna au mont Caucase où son foie fut dévoré chaque jour par un aigle.
Et pour se venger d’Epiméthée, coupable d’avoir laissé l’Homme sans défense, Zeus créa Pandore, une femme sublime, généreuse et intelligente. Avant de l’envoyer sur Terre, il donna à la jeune femme une boîte qui contenait tous les maux de l’Univers comme la guerre, la famine ou le vice. Au fond de la jarre, cachée par la folie et la misère se trouvait une qualité que Zeus avait laissée là par erreur : l’Espoir. Lorsqu’elle arriva sur Terre, Pandore tomba éperdument amoureuse d’Epiméthée qui l’épousa malgré les avertissements de sa famille. C’est alors que Pandore ouvrit la boîte de Zeus et laissa échapper sans le savoir tous les maux de la Terre. Lorsqu’elle se rendit compte de son erreur, elle referma la boîte ; trop tard, seul l’Espoir demeura au fond.
Depuis lors, les Hommes en voulurent à Epiméthée, coupable d’avoir épousé la femme dispensatrice de tous les maux, et portèrent en héros Prométhée, libéré du mont Caucase par Héraclès. Ils organisèrent leur société autour du mythe prométhéen : désormais sera considéré comme progrès toutes les inventions permises par le fer et le feu. C’est dans l’accumulation de ces choses construites que l’Homme se réalisera. Très vite pourtant, une minorité douta de l’intérêt de cet objectif commun : pourquoi vouloir entasser toutes ces choses façonnées par la main de l’Homme ? La destruction de la nature pour la construction des biens humains est-elle vraiment salutaire ? N’y a-t-il pas un objectif de société plus noble ?
Et cette minorité se rappela de ce qu’avait fait Epiméthée : dans leurs yeux, il n’était pas celui qui avait oublié les Hommes mais celui qui avait cherché l’équilibre de la nature, il n’était pas l’époux de la semeuse de violence et de misère mais le mari de la gardienne de l’Espoir, il n’était pas celui qui cherchait à avoir plus mais celui qui perdit son âme par amour d’une femme. Epiméthée a défendu par ses actes un mode de vie différent basé sur un respect de l’environnement, l’amour du prochain et l’espoir d’un autre monde. C’est en cela qu’Ivan Illich fut un épiméthéen [1]. C’est en cela qu’Ivan Illich fut l’un des plus grands penseurs de notre temps.
Ivan Illich est né en 1926 à Vienne dans une famille qui dût déménager plusieurs fois, victime de l’antisémitisme du prince Paul de Yougoslavie puis de l’Allemagne nazie. Il étudia la théologie et la philosophie à Rome et devînt prêtre. Après cinq ans passés à New York dans une petite paroisse, il codirigea l’université catholique de Porto-Rico de 1956 à 1960. Il quitta son poste suite à un différend avec un évêque qui militait contre le port du préservatif. Illich fut d’ailleurs souvent en porte-à-faux avec les dogmes de l’église traditionnelle tant et si bien qu’il abandonna la prêtrise en 1969.
Cosmopolite et polyglotte (il apprit l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol mais aussi le tagalog, l’ourdou, l’hindi et le japonais), Illich créa le centre interculturel de documentation à Cuernavaca au Mexique en 1966. Via cet espace de formation, il voulait acquérir une influence suffisante pour convaincre le pape Jean XXIII de ne pas envoyer d’ecclésiastiques occidentaux en Amérique du Sud, craignant les conséquences d’une telle colonisation des pensées.
Auteur d’une vingtaine de livres critiques sur l’état du monde dans les années 1960-1970, Illich était un radical humaniste. Radical en cela qu’il s’est montré l’ennemi de toutes les certitudes, rejetant des institutions jugées salutaires par tous comme l’école, l’hôpital ou la voiture. Humaniste en cela que sa vie était toute entière tournée vers l’autre et n’avait d’autre but que de faciliter l’existence de chacun dans un souci d’équité, de justice et de partage.
Inventeur des concepts de « monopole radical » et de « contre-productivité », il a montré en quoi les organisations modernes, lorsqu’elles atteignent un seuil critique, s’érigent en obstacles de leur propre fonctionnement : ainsi la médecine nuit à la santé plus qu’elle ne la préserve l’école abêtit plus qu’elle n’élève, la vitesse fait perdre du temps, les communications empêchent le véritable échange…
Père de l’écologie politique au même titre que Jacques Ellul, André Gorz ou René Dumont, Illich a réussi sa vie durant à être en adéquation avec la rigueur de sa pensée. Son œuvre nous incite à quitter le confort relatif de la société industrialisée pour entrer dans une ère nouvelle, celle de la convivialité. Une ère où l’argent perd de sa valeur et où le contact humain devient l’élément clé de l’organisation de la société. Une ère où la production et l’accumulation ne sont plus érigées en objectifs ultimes mais où la poursuite d’une vie authentiquement humaine sur Terre pour aujourd’hui et pour demain devient le but recherché.
Illich est mort en 2002, à l’âge de 76 ans, des suites d’une tumeur qu’il a volontairement choisi de ne pas opérer et qu’il garda plus vingt ans. Il est parti dans son sommeil [2], heureux et apaisé. Il nous laisse une œuvre d’une richesse incomparable, semblable à la boîte de Pandore, en cela qu’elle ne contient qu’une chose : l’Espoir. C’est aussi en cela qu’Illich est le nouvel Epiméthée.
Samuel Duhamel
[1]Lire Illich l’épiméthéen par Dominique Michel ici.
[2]Lire le texte de Jacques Dufresne, La mort d’Ivan Illich ici.