14.1.07

Le virage néolibéral mène à un mur

Privatisations, baisse des impôts, déréglementations, réduction des dépenses publiques, précarité de l’emploi, ouverture des frontières, flexibilité des salaires et du temps de travail… Les recettes prodiguées par les apôtres du libéralisme sont pléthoriques mais ne poursuivent qu’un seul but : encourager le libre fonctionnement des mécanismes de marché. Qu’importe le prix payé par les couches sociales les plus fragiles et les dégâts sur l’environnement, l’Homme doit être au service de l’économie et se soustraire aux impératifs de son institution reine, le marché.

Si les fondements moraux d’une telle doctrine sont contestables, ses résultats concrets le sont également. Le libéralisme économique est en effet un formidable tremplin aux inégalités. L’exemple états-unien, parangon de l’idéologie libérale depuis l’arrivée de l’acteur Ronald Reagan à la tête du pays en 1980, l’illustre admirablement. Nation la plus « développée » (!) au monde, les Etats-Unis sont aussi le pays le plus inégalitaire d’Occident. Le 1% d’Américains le plus riche détient plus de 40% de la richesse nationale. En 1976, juste avant l’arrivée du souffle libéral sur l’économie mondiale, ce même 1% de la population disposait d’à peine 20% du patrimoine[1]. Une évolution fracassante ! Autre exemple : en 1975, les 100 plus grands patrons américains recevaient moins de 40 fois le revenu d’un salarié moyen. Aujourd’hui, ils touchent plus de 1000 fois ce montant[2]. Encore plus obscène : d’après le programmes des Nations Unies pour le développement, la richesse des 10 personnes les plus opulentes du monde est supérieure à celle des 48… pays les plus pauvres.

L’accroissement des disparités entre puissants et modestes s’accompagne d’un recul du niveau de vie de ces derniers. Pendant les années Reagan (1980-88), le salaire minimum ne fut pas relevé une seule fois, perdant 35% de sa valeur. En dollars constants, le coût des programmes de lutte contre la pauvreté fut croissant de 1945 à 1977, avant de ralentir de 77 à 80. Avec la première administration Reagan, la progression devint recul[3]. En France, la même tendance est perceptible : en quinze ans, de 1982 à 1997, la part des salaires dans le produit intérieur brut français est passée de 69% à 60% , le profit passant, lui, de 26 à 31%[4]. Plus intéressant encore, la très forte augmentation du coût de la vie a considérablement pénalisé le niveau de vie des salariés moyens : en 1970, le pouvoir d’achat d’une famille occidentale moyenne avec deux enfants était supérieur à celui d’aujourd’hui. Autrement dit, il est plus difficile de vivre en 2007 qu’en 1970… alors que la richesse des nations a plus que quadruplé dans l’intervalle.

Autre fléau intrinsèque au libéralisme économique : le chômage. D’une certaine manière, les libéraux ont intérêt à voir la courbe de l’inemploi se gonfler et donc à ne pas le combattre. En effet, plus il y a de chômeurs, moins les travailleurs pourront exercer de pression pour réclamer de nouveaux avantages et plus les profits des actionnaires et des patrons seront importants. Comme le résume Godfrey Hodgson, « au nombre des groupes qui ont avantage à une baisse de l’inflation, même au prix d’une augmentation du chômage, il y a les hommes d’affaires, les investisseurs, les actionnaires… en bref, ceux dont la position dépend de la possession de capital. Au nombre de ceux qui redoutent le chômage, plus que l’inflation, il y a ceux pour qui la seule source de revenus provient du travail. En un mot, le choix entre le chômage et l’inflation est un choix politique entre travail et capital.[5] » Pour les libéraux, le choix est vite fait. Comme le réclame l’OCDE (organisation de coopération et de développement économique), les salariés doivent avoir « le sentiment de moins grande sécurité de l’emploi »…

En outre, force est de constater que libéralisme économique et libéralisme politique ont du mal à faire bon ménage. Généralement, les défenseurs du marché refusent de donner une place importante à la participation citoyenne dans le choix des réformes. Car l’intérêt général n’est pas forcément celui du marché. Selon Philippe Seguin, président de la Cour des comptes et ancien conseiller politique de Chirac, « certaines décisions fondamentales sont prises à l’échelle européenne ou planétaire, de manière formelle ou informelle, sur un mode libéral voire ultralibéral, sans que les peuples aient voix au chapitre. » Pour s’en convaincre, lisons Claude Imbert, fondateur et éditorialiste du Point, à propos du référendum sur le traité instaurant une constitution pour l’Europe : « Un système de démocratie représentative eût été plus prudent. Vous avez un garçon qui bosse toute la journée dans une usine à Nancy. Il rentre tard le soir. J’aime autant vous dire qu’il a envie de boire une bière. Il ne va pas regarder la Constitution dans le détail. A quoi ça sert les Parlements ?[6] » Dans le même style, Philippe Devedjian, ancien ministre de l’Industrie et proche de Nicolas Sarkozy : « Il y a moins de participation aux élections aujourd’hui. Notre peuple est un peu plus sceptique sur la politique et c’est une des formes de la sagesse. » Encore plus fort, Samuel Huntington, historien conservateur états-unien : « Le fonctionnement efficace d’un système démocratique requiert en général un certain niveau d’apathie et de non-participation de la part de certains groupes et individus. » Dormez braves gens, les néolibéraux s’occupent de vous…

En revanche, l’idéologie du marché s’accouple bien avec celle de la violence et de la soumission. Comment faire en effet pour s’introduire dans des pays protectionnistes ou autarciques qui veulent protéger leur économie locale ? Il faut passer en force, évidemment ! Les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) imposent ainsi le libre-échange aux nations incapables d’affronter la concurrence internationale. Ainsi, par exemple, le coton et le riz, principales ressources du Burkina Faso, sont deux des principales matières importées… au Burkina Faso. Produits ailleurs à moindre coût, le coton et le riz burkinabé ne sont pas rentables lorsque les frontières sont ouvertes. Conséquence : une économie qui ne décolle pas malgré les efforts des agriculteurs locaux. Et pour ceux, qui ne veulent vraiment pas se faire dompter : il reste la guerre. Dans son livre The Lexus and the Olive Tree, Thomas Friedman, père fondateur du néolibéralisme avec Friedrich Hayek, explique : « L’intégration économique de la planète requiert la disposition de la puissance américaine à utiliser sa force contre ceux qui menaceraient le système de mondialisation. La main invisible du marché ne peut pas fonctionner sans un poing caché – McDonald’s ne peut prospérer sans McDonnell, qui construit les F16. Et le poing caché qui rend le monde sûr pour notre économie s’appelle l’armée, la force aérienne, la force navale et les marines US. » La classe, non !

Autre tour de force des néolibéraux : demander à la population de régler des problèmes qu’ils ont eux-mêmes engendrés. L’exemple des déficits publics est évocateur : à force de baisser les impôts (sur le revenu, sur la fortune, sur les entreprises…), de nombreux Etats se sont retrouvés avec un solde de la balance courante négatif. Conséquence : les gouvernants reprennent aux citoyens certains de leurs avantages (assurance chômage, assurance maladie…) en invoquant une nécessité absolue. Bien joué, non : côté pile, les libéraux gagnent (moins d’impôts), côté face, les libéraux gagnent (réduction des dépenses de l’Etat). Reagan, qui croyait en « la magie du marché » - moins l’Etat taxe, plus il remplie ses caisses grâce à un marché salvateur - fut le premier à utiliser ce précepte. Sous son administration, alors que l’activité redémarre, le déficit explose : 175 milliards de dollars en 1984 et 220 milliards en 1986. Georges Bush s’inspire de son maître spirituel et parvient à métamorphoser un excédent budgétaire de 127 milliards en 2001 en déficit colossal de 374 milliards en 2003, soit une détérioration de plus de 500 milliards en trois ans. La énième baisse des impôts destinée aux plus riches avait fait son office.

Enfin, à une époque où la protection de la planète devient la base fondamentale de la poursuite de la vie humaine, le libéralisme économique continue d’exercer une pression insoutenable sur notre environnement. Généralement, les marchés sont myopes (ils voient relativement bien de près mais sont quasiment aveugles quand il s’agit de regarder un peu plus loin). Autrement dit, les marchés sont incapables de penser le moyen ou long terme. L’objectif est de maximiser le profit le plus rapidement possible sans se soucier des conséquences directes que peut occasionner la mise sur le marché de nouveaux produits. D’après les libéraux, il faut donc déréglementer à tout va pour laisser ce dernier opérer son œuvre. Oui mais voilà : ce qui marche économiquement à court terme peut être dramatique au niveau environnemental. Des exemples aussi divers que l’abattage d’arbres dans la forêt amazonienne (l’équivalent d’un terrain de football par minute), le distilbène, la nutrition de bovins avec des farines animales, les OGM, le nucléaire, l’agriculture productiviste, l’amiante… sont efficaces à l’aune du libéralisme mais dramatiques à l’échelle humaine.

En un mot, le libéralisme économique débridé, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, est une plaie pour le développement harmonieux de la civilisation humaine. Même si la pensée du tout marché a conquis le monde, mandaté ses commissaires dans des institutions conçues pour lutter contre elle (FMI, banque mondiale, OMC…), organisé ses congrès (Davos), gravé dans le marbre son règlement intérieur (critères de convergence du système monétaire européen, pacte de stabilité dans l’Union Européenne, plans d’ajustement structurels dans le reste du monde), il ne faut pas se plier à son diktat. Si l’on veut sauver la Terre, si l’on veut redonner espoir aux populations du Nord et sortir les peuples du Sud de la misère, la page du libéralisme doit être tournée. Et plus que cela encore, c’est le système économique actuel - le « capitalisme libéral productiviste mondialisé »[7] - qui doit disparaître pour que germe un modèle où l’homme sera considéré comme une fin plutôt que comme un moyen. Tout reste à faire aujourd’hui. Mais l’heure où le durabilisme régulé qualitatif régionalisé remplacera ce système d’un autre temps n’est peut-être plus si lointaine…

Samuel Duhamel

[1] Kevin Philips, Wealth and democracy : a political history of the American rich, 2002
[2] « Even higher society, even harder to ascend », The Economist, janvier 2005
[3] David Stockman, The triumph of politics : why the Reagan revolution failed, 1986
[4] Dominique Strauss-Kahn, conférence de presse du 21 juillet 1997
[5] Godfrey Hodgson, The World turned right side up : a History of the Conservative Ascendancy in America, 1996
[6] LCI, 15 avril 2005
[7] Yves Cochet, Sauver la Terre, 2004