26.11.10

Du bleu avec du rose

Aéroport du Touquet, août 1993. Pierre Mauroy raccompagne François Mitterrand sur le tarmac où l’attend l’hélicoptère présidentiel. Les deux amis viennent de passer la journée ensemble. Une journée à rire, à refaire la France, à refaire le monde. Avant de quitter son ancien Premier ministre, Mitterrand jette un long regard au ciel de la Côte d’Opale. Puis saluant Mauroy, il lui dit avec ce mélange de poésie et de mysticisme qui le caractérise : «Et vous, continuez de mettre du bleu au ciel ! » Ce sera le dernier échange entre les deux hommes. Deux ans plus tard, l’ancien Président français mourra d’un cancer de la prostate.

« Mettre du bleu au ciel », voilà qui pourrait résumer la mission que s’est donnée Pierre Mauroy en embrassant la politique il y a plus d’un demi-siècle. C’est en tout cas ce qui ressort de ses Mémoires écrites en 2003, au soir de son impressionnante carrière de militant socialiste, d’élu local et d’homme d’Etat. En 500 pages, le natif de Cartignies, dans le Nord, revient sur son parcours, dense et linéaire : de son enfance marquée par la guerre jusqu’à son remplacement à la mairie de Lille par Martine Aubry en passant par ses nombreux succès électoraux, la création du parti socialiste et évidemment la victoire de François Mitterrand lors de la présidentielle de 1981. Mauroy, c’est la politique à l’ancienne, c’est une époque pas si lointaine où le cumul des mandats n’était un problème pour personne. Pour le nordiste, la politique, c’est d’abord un « métier ». Et comme dans tout métier, il faut d’abord se former – ce sont les années 1950-60 avec les premières responsabilités au sein de la Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti socialiste – puis se perfectionner – comme adjoint d’Augustin Laurent à Lille en 1971, ensuite comme député-maire en 1973. C’est seulement après cet apprentissage concret que l’accession à Matignon devient possible.

Pierre Mauroy restera avant tout dans les mémoires comme le premier Premier ministre de gauche de la Ve République. Dans son livre, il consacre près de 200 pages à ses trois ans à Matignon. Nous sommes en 1981. La France n’a pas connu de chef de gouvernement socialiste depuis le controversé Guy Mollet en 1956. Une éternité. Alors forcément quand Mitterrand et Mauroy arrivent, la vie des Français change. « Le bilan d’ensemble de mon passage à Matignon demeure considérable dépassant celui du Front Populaire de 1936, et le programme de la Résistance en 1944. », écrit le socialiste sans fausse modestie. Et il n’a pas forcément tort. 38 mois au gouvernement, un peu plus de 1000 jours et pourtant les avancées sont innombrables : augmentation du minimum vieillesse, des allocations familiales, du salaire minimum, de l’allocation logement, suppression de la peine de mort, suppression des tribunaux militaires, décentralisation, retraite à soixante ans, cinquième semaine de congés payés, baisse du temps de travail, légalisation des radios privées, instauration du prix unique du livre et de la fête de la musique, lancement de l’Opéra Bastille, du Grand Louvre et de la Cité de la Musique…

Aujourd’hui, Pierre Mauroy est encore sénateur. Mais sa carrière – son « métier » comme il dit – touche à sa fin. Lire les Mémoires de l’ancien Premier Ministre, c’est redécouvrir avec nostalgie la France des années 1970-80 et le goût délicieusement suranné de la politique de l’époque. Les Trente Glorieuses semblent bien loin désormais, la politique en chantant également. A l’heure où le gouvernement actuel détricote minutieusement l’héritage social de 1981, où l’on revient sur les droits des citoyens plutôt que d’en octroyer de nouveaux, où le ciel de France se couvre de lourds nuages gris, on se dit que malgré tout, Pierre Mauroy a réussi son pari : avec du rose, il a mis du bleu au ciel.

Samuel Duhamel




Mémoires de Pierre Mauroy, éditions Plon, 506 pages, 2003, 24 €

Pierre Mauroy, entre socialisme et réalités

« Depuis l’adolescence, pas un seul jour je n’ai renoncé à cette conviction d’être socialiste. »Pierre Mauroy

Ce n’était pas écrit d’avance. Lorsque le petit Pierre Mauroy vient au monde en 1928 dans un village de l’Avesnois, personne ne peut prédire le destin qui sera le sien. A la maison, le socialisme n’a pas voix au chapitre. Le papa est maître d’école et vote en faveur du parti radical, la maman reste à la maison et craint les émeutes après la victoire du Front populaire en 1936. Et puis de toute façon, l’enfance de Pierre et de ses six frères et sœurs, c’est avant tout la guerre. Une guerre qui a failli coûter la vie à toute la famille un jour de mai 1940 lorsqu’une bombe allemande détruit le cinéma d’Abbeville où les Mauroy s’étaient réfugiés.

Pour autant, Pierre ne s’est pas construit tout seul. Son idole à l’époque, c’est Léo Lagrange, le député d’Avesnes-sur-Helpe, créateur des premières auberges de jeunesse et des colonies de vacances sous le gouvernement Blum. A la Libération, pas encore dix-huit ans, Mauroy adhère aux Jeunesses socialistes dont il prendra la charge quelques années plus tard. Son objectif : « se mettre au service du progrès et du bonheur des hommes ». Sa méthode : le « socialisme démocratique » qu’il conçoit comme une idéologie de transformation sociale dans un cadre économique capitaliste figé. Naviguer entre « Socialisme et réalités » sera donc le credo de sa carrière politique et… par ailleurs le nom de la motion qu’il présentera au congrès de Metz en 1979.

Mais pour pouvoir changer la vie des gens, il faut être en position de le faire. Alors très vite, Pierre Mauroy intègre différentes organisations politiques, associatives et syndicales et va en tirer les ficelles. Les mandats et les responsabilités s’enchaînent : en 1950, il lance la Fédération Léo-Lagrange, un réseau national d’éducation populaire, puis entre au comité directeur de la SFIO (section française de l’internationale ouvrière) avant d’en devenir le secrétaire national adjoint. En 1965, il rencontre François Mitterrand avec qui il prend la tête du nouveau parti socialiste. Son ancrage local lui permet également de devenir vice-président du conseil général du Nord en 1967, puis maire de Lille et député en 1973. Avant évidemment l’entrée à Matignon en 1981. En 1988, il devient Premier secrétaire du PS, avant d’être élu sénateur, président de la Communauté urbaine de Lille puis président de la Fédération mondiale des villes jumelées. Mais la reconnaissance suprême, l’aboutissement de son parcours, c’est 1992, année durant laquelle il succède à Willy Brandt à la présidence de l’internationale socialiste.

Durant ses soixante ans de carrière, Pierre Mauroy a toujours cherché l’unité de sa famille politique. Acceptant parfois de jouer les seconds rôles au profit de son idéal [1], il symbolise un socialisme tempéré dans un monde en proie aux affres d’un capitalisme toujours plus vorace. « Je me sens proche de ces utopistes qui, à force de croire obstinément à leurs rêves, finissent par leur imposer la réalité. », dit-il encore aujourd’hui. Son bilan à la tête des différentes fonctions qu’il a occupées reste globalement positif et rares sont ceux aujourd’hui qui critiquent ses choix et son intégrité. Dans la droite ligne de Jaurès, Blum ou Salengro, Mauroy restera donc une figure tutélaire du socialisme français et international du XXe siècle. Entre socialisme et réalités, Mauroy s’est, semble-t-il, trouvé une place de choix.

Samuel Duhamel


[1] Il céda son poste de député au communiste Jean Lenoir en 1967, déclina la fonction de Premier secrétaire du PS au profit de François Mitterrand au congrès d’Epinay en 1971, démissionna du gouvernement contre l’avis de ce dernier en 1984…

Mauroy dans le texte

Sur sa conception de la gouvernance : « D’autres que moi ont déjà dit que gouverner, c’est prévoir, que gouverner, c’est choisir ou même que gouverner, c’est gérer. Pour moi, c’est avant tout vouloir apporter au peuple un supplément de bonheur. »

Sur le poids de la gauche en France : « En France, la gauche ne peut arriver au pouvoir que dans des circonstances exceptionnelles. Les réformes accomplies sont son honneur et sa raison d’être mais son maintien à la tête de l’Etat n’excède pas trois mois au XIXe siècle, douze ans et demi au XXe siècle. »

Sur la politique de rigueur : « Ce n’est ni une régression, ni un renoncement mais la condition même de la poursuite des réformes. »
« Nous nous sommes lancés avec entrain, il nous faut aujourd’hui changer de vitesse, rétrograder pour atteindre le sommet. Nous ne changeons ni de route, ni de conduite. Nous nous adaptons simplement au terrain.

Sur la troisième de Tony Blair : « J’ai rappelé à Tony Blair que je ne connaissais qu’une seule troisième voie, celle qui entre le capitalisme et le communisme, s’appelle le socialisme démocratique avec toutes les valeurs dont il est porteur. »

Sur sa passion pour Lille : « Partout où je vais, j’emmène Lille avec moi ! »

Sur Martine Aubry : « C’est une véritable femme de pouvoir qui cherche à s’imposer partout où elle est, et veut donner son avis sur tout parfois de manière un peu expéditive. »

Sur Alain Juppé : « Il a un vrai talent pour se rendre impopulaire. »