4.4.10

Entretien avec un homme blessé

On le connaissait froid, dur et inflexible. C'est un homme meurtri, triste et chaleureux qui a répondu à nos questions cette semaine. Il y a à peine deux mois, Vahid Halilhodzic, l'ancien entraîneur du LOSC et du PSG, a été écarté de son poste de sélectionneur de la Côte d'Ivoire après avoir pourtant brillamment qualifié les Eléphants pour la Coupe du monde sud-africaine. Toujours sonné par son licenciement, coach Vahid s'est confié généreusement pendant plus d'une demi-heure. On le sent profondément atteint, blessé presque choqué. Son rêve de mondial est passé et Vahid a toujours du mal à se réveiller.

Vahid, dans quel état d'esprit êtes-vous après votre éviction du poste de sélectionneur de la Côte d'Ivoire ?
Je suis tellement déçu... Et en colère aussi évidemment ! J'ai passé 22 mois à la tête de la sélection ivoirienne. J'ai réussi à qualifier l'équipe facilement pour la Coupe du monde. Nous avons même réussi les meilleurs résultats de l'histoire de la Côte d'Ivoire lors d'une phase de qualification pour un mondial et même les meilleurs résultats de toutes les équipes africaines lors de ces qualifs. Je me suis tellement impliqué. J'avais choisi le mode de préparation, j'avais choisi les terrains d'entraînement, j'avais tout choisi pour le bien-être de l'équipe... Mais les dirigeants du football ivoirien ont décidé que je n'irai pas au mondial.

Comment expliquez-vous ce licenciement ?
C'est une décision politique, évidemment ! Je pense que ce ne se serait pas produit ailleurs qu'en Afrique. Imaginez, nous avons disputé 23 matchs sans connaître la moindre défaite et après le 24e match que nous perdons dans des circonstances bizarres (élimination en quart de finale de la Coupe d'Afrique des Nations contre l'Algérie 2 buts à 3 alors que la Côte d'Ivoire menait 2-1 à la 92e minute...), je suis licencié. Je pense que ça n'a jamais dû se produire avant. Ca doit être une première dans l'histoire du football. C'est incroyable...

Avant ce quart de finale contre l'Algérie, vous imaginiez pouvoir être remercié en cas d'élimination ?
Bien-sûr que non ! Tous les joueurs m'appréciaient ! La semaine dernière encore, Didier Drogba m'a appelé pour m'apporter son soutien et me dire qu'il ne comprenait pas la décision de la Fédération. Quasiment tous les joueurs m'ont appelé d'ailleurs... Je pense que je suis victime du contexte politique actuel en Côte d'Ivoire. Les dirigeants du pays et ceux de la Fédération ivoirenne de football voulaient que l'on gagne la CAN pour apporter un peu de bonheur et de calme aux Ivoiriens. En ce moment, la crise couve en Côte d'Ivoire. Il y a un climat d'insurrection permanent. Alors, les responsables du pays ont misé sur le football pour rétablir un peu de sérénité. Mais malheureusement, avec notre élimination en quart de finale de la CAN, leur plan a échoué. Ca s'est joué à rien... Contre l'Algérie, on était à une minute de la qualification et je rappelle que l'arbitre nous a refusé un but parfaitement valable. J'ai fait un boulot énorme avec les Eléphants. On avait instauré un système de fonctionnement très efficace, digne des meilleures équipes de la planète. Il y avait beaucoup d'implication et de rigueur... Et tout cela s'est envolé !

Vous semblez profondément meurtri...Je le suis. Vous savez, mes relations avec le groupe étaient très saines. Mais j'ai dû tout construire avec cette sélection. Au début, ça n'a pas été si simple. Je me souviens, lors du premier rassemblement, seuls six joueurs sont venus s'entraîner. Alors, j'ai dû organiser une grande réunion avec tout le monde où je leur ai dit :"Les gars ! L'amateurisme maintenant, c'est terminé !" Et ça a été l'acte fondateur des succès de cette équipe. Certaines fois, il y avait même quelques joueurs qui me reprochaient de n'être pas assez dur avec eux. Tout fonctionnait idéalement : on avait les résultats, on travaillait bien à l'entraînement, il y avait un respect mutuel... Je pense qu'on est (phrase prononcée au présent) capables de faire une grande Coupe du monde. A la CAN, le contexte était particulier : l'attentat sur le bus togolais, la pression du résultat, le fait d'être considéré comme le favori de l'épreuve... Certains de mes joueurs ne voulaient même pas disputer la CAN. Ils ne se sentaient pas prêts à cause de l'attentat. Ils avaient peur. Et au final, c'est moi qui paie la note. Je suis triste parce qu'on ne m'a pas laissé terminer mon travail. Nous sommes pourtant tous motivés (encore au présent)...

Que pensez-vous de votre successeur Sven-Goran Eriksson ?
Je ne le connais pas très bien. Ca fait très longtemps qu'il n'a pas entraîné une équipe professionnelle. Préparer une Coupe du monde, ce n'est pas une chose facile, ça prend du temps. Il doit connaître l'équipe et le contexte politique sur le bout des doigts pour avoir de bons résultats. Au pays, il y a des problèmes politiques... mais dans l'équipe aussi. Comme dans tout groupe, certains joueurs ne s'apprécient pas trop et ça, il va devoir le gérer. Moi, je savais comment faire pour que tout se passe bien. Lui non ! J'étais le bon entraîneur pour rendre cette équipe meilleure. En plus, il paraît qu'il ne parle même pas Français... C'est vraiment surprenant !

Pensez-vous qu'Eriksson aura assez de temps pour imprégner son style à cette équipe et en faire un outsider du Mondial ?Non ! Il aura 20 jours pour préparer son groupe. Comment voulez-vous que l'équipe se sente en confiance ?

Quels sont les points forts et les points faibles de la sélection ivoirienne aujourd'hui ?Je dirais que l'équipe de la Côte d'Ivoire est composée de grands joueurs mais que ce n'est pas encore une grande équipe. Construire une grande équipe réclame du temps et de la patience. C'était le travail que j'avais commencé. Le fait que cette génération dorée n'ait encore rien gagné révèle les manques collectifs de l'équipe. Certains des meilleurs joueurs ne veulent pas jouer ensemble. C'est un grand problème. Il y a à l'intérieur du groupe plusieurs petits groupes. Mon travail, c'était de surmonter cela, de faire en sorte que tout se passe bien, qu'il y ait un esprit d'équipe. Mais parfois, ce n'est pas possible. Je me souviens d'Aymé Jacquet qui n'avait pas pris Ginola pour le mondial 98 mais au final, la France avait gagné. Est-ce que cela veut dire qu'il faut laisser de grands joueurs sur le flanc ? C'est possible ! Je pense que la défaite contre l'Algérie aurait pu servir le groupe parce qu'elle a révélé certaines fractures internes. En trois ou quatre mois, j'aurais eu le temps de réparer ces fractures. Avec le nouvel entraîneur, ce ne sera pas le cas...

Est-ce que vous aviez déjà prévu les rencontres de la Coupe du monde, notamment celle opposant la Côte d'Ivoire au Brésil ?
Bien-sûr ! Depuis fort longtemps ! L'objectif, c'était de vaincre le Portugal, faire match nul contre le Brésil et gagner contre la Corée du Nord avec le plus de buts possibles. Ainsi, nous aurions terminé premiers du groupe et nous aurions évité l'Espagne en huitièmes de finale. Tout était prêt ! Une Coupe du monde ne se prépare pas en deux jours mais en six mois. Contre le Brésil, je pense qu'il est possible de gagner. Avec un peu de chance, c'est possible. Avec un but à la 92e par exemple. C'est ce qui est arrivé à l'Algérie face à nous. A la 91e minute de ce match, j'étais le meilleur entraîneur de l'histoire du football ivoirien. A la 92e minute, le pire... La clé pour battre le Brésil, c'est d'annihiler l'influence des offensifs. Le Brésil est une équipe brillante individuellement mais collectivement elle a des failles. J'avais donc élaboré une stratégie pour profiter de ces faiblesses. Malheureusement, ça ne servira à rien !

Quelles ont été les réactions de vos joueurs quand ils ont appris qu'ils allaient affronter le Brésil, le Portugal et la Corée du Nord lors de la première phase de cette Coupe du monde ?
Nous n'en avons pas beaucoup parlé parce que nous étions concentrés sur la CAN. A la CAN, nous étions favoris et les joueurs n'aimaient pas ce statut. En Afrique du Sud, ça aurait été différent. On n'aurait eu rien à perdre et tout à gagner. C'est complètement différent, c'était notre chance ! Ce statut d'outsider nous allait comme un gant, c'est pour ça que je pense qu'on aurait pu faire une grande Coupe du monde.

Pensez-vous que le fait de jouer cette Coupe du monde en Afrique constitue un avantage pour la Côte d'Ivoire ?
Oui ! Mes joueurs étaient très motivés par le fait d'évoluer en Afrique du Sud. Mais je préfère arrêter de parler du mondial. Ca me fait trop mal. Evoquer la Côte d'Ivoire, pour moi, c'est parler d'une utopie. Et je n'aime pas parler d'utopie... (très ému)

Ok ! Revenons sur votre carrière ! Hormis à Lille, vous n'êtes jamais resté très longtemps dans les clubs où vous avez entraîné. Pourquoi ?A Rennes, c'était prévu ! L'équipe était à deux doigts de descendre. J'ai été embaûché pour maintenir l'équipe en Ligue 1 et c'est ce que j'ai fait. Ca a été très compliqué mais nous avons réussi. A Paris, c'est différent. Je voulais rester quatre ans : c'est un cycle footbalistique. La première année a été exceptionnelle (vice-champion et vainqueur de la Coupe de France) et la deuxième moyenne avec une dixième place à la clé. Et là, surprise, on me licencie ! Sur le coup, je n'ai même pas compris pouquoi. Depuis mon éviction, aucun entraîneur parisien ne s'est approché des résultats que j'ai obtenus là-bas. Sincèrement, je pense que si j'étais resté, on aurait été champion. Et même plusieurs fois ! Je suis venu pour construire et on ne m'a pas laissé le temps. Et maintenant bis repetita avec la Côte d'Ivoire. Ce sont deux déceptions énormes. Dans les deux cas, j'avais le soutien des joueurs et des supporters. Dans les deux cas, j'aurais pu faire de grandes choses. Si vous regardez les statistiques, je suis le troisième meilleur entraîneur du PSG en termes de points marqués par saison. Les dirigeants m'ont menti, ils m'ont dit qu'ils allaient me laisser le temps de construire et lors de notre première mauvaise série, je suis licencié...

Vahid, à votre avis, qui va gagner la Coupe du monde ?
Difficile à dire. Aujourd'hui, la meilleure équipe, c'est l'Espagne. La deuxième meilleure équipe, c'est le Brésil. Mais sur un match, tout peut arriver. Il suffit de savoir garder le 0-0 longtemps et ensuite, les surprises sont possibles. Vous savez, il est plus difficile de savoir bien défendre que de savoir bien attaquer. L'Espagne et le Brésil sont favoris mais ça ne veut pas dire qu'une de ces équipes va gagner. L'Espagne a une grande équipe avec de grands joueurs qui se complètent à merveille. Ils ont un super collectif, beaucoup d'application, de générosité, et l'ambiance dans le groupe est, paraît-il, excellente. Faire ce qu'ils font est difficile. Avoir de grands joueurs ne suffit pas pour avoir une grande équipe, il suffit de voir jouer l'équipe de France pour s'en convaincre.

Vous allez regarder la Coupe du monde malgré tout ?
Je ne sais pas ! Ca me fait mal, vous savez ! Je me souviens de ces 22 mois de travail, des 160 000 Km que j'ai parcourus pour l'équipe. J'ai voyagé, j'ai beaucoup travaillé, j'ai gagné beaucoup de matchs et à la première défaite, on me vire. C'est un traumatisme pour moi. Donc je ne sais même pas si j'aurai le courage de regarder la Coupe du monde. Je soutiendrai la Côte d'Ivoire quoiqu'il arrive. Je reçois tant de messages de sympathie de la part des joueurs que je ne peux que les encourager. Une chose est sûre : ce licenciement restera pour moi comme une immense souffrance pour toujours.

Propos recueillis par Samuel Duhamel