22.5.06

Jacques Ellul, le visionnaire

« On ne peut créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut créer une société libre avec des moyens d’esclaves. »
Jacques Ellul



Il est des auteurs dont la sagesse et l’indépendance d’esprit sont telles qu’elles vous marquent à jamais. Jacques Ellul est de ceux-là. Pourfendeur du technicisme, apôtre de la non-puissance et précurseur de l’écologisme, Ellul garde, douze ans après sa mort, une influence fondamentale dans les milieux altermondialiste et libertaire. Il fait l’objet d’un nouveau livre universitaire dirigé par Patrick Troude-Chastenet, professeur de sciences politiques à l’Université de Poitiers. Entre hommage et synthèse d’une œuvre riche de soixante ouvrages, Jacques Ellul, penseur sans frontières ravira les lecteurs lassés par la violence et l’irresponsabilité de la société contemporaine.

Comment résumer en un livre le parcours intellectuel d’un des plus grands penseurs de notre temps ? En invitant plusieurs exégètes à écrire un chapitre sur l’œuvre d’Ellul, Patrick Troude-Chastenet semble avoir trouvé la bonne formule. L’addition des contributions des différents protagonistes (Alain Gras, Lucien Sfez, Jean Robert…) fait de Jacques Ellul, penseur sans frontières un livre complet, compact et stimulant. Quasiment tous les pans de la philosophie ellulienne sont évoqués : réflexion sur le droit, rejet de la politique, dangerosité des pratiques managériales, fourberies de la société de l’information, agressivité de l’art contemporain… Mais ce sont bien sûr la critique de « la société technicienne » et la création d’une éthique de la non-puissance, thèmes de prédilection d’Ellul, qui se voient accorder le plus d’importance.

Ellul, le contempteur du technicisme

« Qu’y a-t-il de plus absurde qu’une croissance illimitée dans un monde limité ? » La question laisse songeur. Pourtant, en ayant adopté la productivité, la compétitivité et l'efficacité comme valeurs de référence, le capitalisme avance toujours dans la même direction : celle du toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite ! Devant l’accroissement des capacités de production des entreprises manufacturières, la pensée d'Ellul tient un mot : STOP ! Pourquoi continuer dans cette voie si elle nous conduit dans une impasse : disparition des ressources fossiles, dégradation de notre environnement, misère et famine pour 45% de l’humanité… La solution aux maux de la Terre passe-t-elle vraiment par ce qu’on appelle le « progrès technique » et le "toujours plus" ?
Ellul remarque que plus les conséquences de la technique deviennent monstrueuses, plus celle-ci les nie avec arrogance et domination. Aujourd’hui, quel risque implique l’énergie nucléaire ? Une catastrophe occasionnerait des dizaines de milliers de morts[1] et une dette de plusieurs centaines de milliards d’euros pour l’Etat / les Etats concerné(s). Quel risque implique l’utilisation des OGM ? Outre les problèmes sanitaires, elle implique à long terme la fin de l’agriculture paysanne et l’uniformisation des cultures. Qu’implique la télévision ? Un vaste processus de désinformation conduisant à un rejet de la chose publique, à l’individualisation de la société et à la diminution du nombre de citoyens engagés. Qu’implique la multiplication des réseaux routiers et autoroutiers ? Outre la pollution atmosphérique occasionnant la mort d’environ trois millions de personnes par an dans le monde[2], elle est à l’origine d’un million de décès sur la planète par année[3] (rien que pour les accidents) et d’une marginalisation des transports alternatifs (marche, vélos, rollers…).
Pourtant, lobbys nucléaire et pro-OGM et industries télévisuelle et automobile n’ont jamais été aussi puissants…

Ellul, l’apôtre de la non-puissance

Pour enrayer cette dynamique, Ellul propose un retour à la simplicité volontaire, à une éthique de la responsabilité et à un refus de la puissance. En un mot, pour cet « anarchiste chrétien » comme il se définissait, la solution réside dans un changement de comportement de l’homme face à son environnement. L’homme ne doit plus domestiquer la nature comme le revendiquent les Claude Allègre, Luc Ferry et autres partisans du scientisme, mais la respecter pour ce qu’elle est, c’est-à-dire l’élément matériel supérieur duquel découlent les activités humaines. C’est seulement ainsi qu’il pourra se libérer du « tout technique », de ce diktat sociétal qui voit dans chaque innovation technique, un progrès. Le message d’Ellul tente donc de réveiller les citoyens, de leur donner l’envie et le courage de résister. Pour Ellul, les choses allant de soi n’existent pas. Rester debout les yeux ouverts, refuser les pseudo évidences, réinventer la démocratie « qui a cessé d’exister depuis longtemps »… voilà ce que nous inculque Jacques Ellul. Le lutte pacifique sera longue : commençons-la maintenant !

Samuel Duhamel

Jacques Ellul, penseur sans frontières, sous la direction de Patrick Troude-Chastenet, éd. L’Esprit du Temps, 367 pages, 21 euros



Pour aller plus loin :La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Collin, 1954
Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977
Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988
Anarchie et christianisme, Lyon, Atelier de la création libertaire, 1988

[1] D’après le CERI (Comité européen sur les Risques de l'Irradiation), le nucléaire civil et militaire aurait tué plus de 60 millions de personnes entre 1945 et 1989, soit environ 3.500 par jour.
[2] Serge Lepeltier, ancien ministre français du Développement Durable, affirmait dans Le Figaro en 2003 que « 30.000 personnes mouraient chaque année en France des suites de maladies liées à la pollution de l’air. » La pollution de l’air n’ayant pas de frontière, un calcul simple permet d’affirmer qu’elle tue 3 millions d’individus dans le monde chaque année.
[3] Le plein s’il vous plaît, Jean-Marc Jancovici, Alain Grandjean, éd. Seuil, 2006